18 mai 2024

Moi, Jordan B., 28 ans, influenceur, remplaçant

La mode politique maudit la confrontation des projets et se cantonne désormais à un commentaire sur l’image des personnes publiques. Ce détournement du débat public résonne avec la fin des idéologies comme l’ère du vide consacre l’avènement de l’hyper individualisme. Nous sommes également mal habitués à ce qu’un chef d’État distribue à chacun de ses différents publics un discours cousu main. La dictature de l’instantané et du présent a remplacé le souci de la cohérence. Sur tout sujet, à tout moment, nous sommes autorisés et invités à être en même temps pour et en même temps contre. C’est devenu la nouvelle devise de la République centriste où l’extrême-droite croît en influence aussi bien dans l’opinion publique que directement sur de nouvelles législations. À l’insu de son plein gré, une majorité élue pour faire barrage au Rassemblement national s’emploie à tenir des choses pour acquises alors qu’inexorablement elles se défont.

Sous ce climat, Jordan Bardella représente le nouvel homo politicus. Il a intégré cette météo et navigue avec satisfaction dans ce monde pas si nouveau où l’apparence l’emporte sur l’argument, le paraître sur l’être, le ressentiment sur la justice ou encore l’émotion sur la raison. L’affaiblissement de l’esprit public et la dislocation du débat politique l’encouragent, tel un improbable athlète olympique, à aller toujours plus vite, plus haut, plus fort.

Jordan Bardella possède toutes les qualités pour répondre aux critères d’une bonne adaptation au changement. Sur WhatsApp où la vie des midinettes tourne en boucle, elles sont unanimes à réclamer un besoin urgent pour changer d’atmosphère. Et leur atmosphère, c’est lui ! Personne ne semble en mesure d’entraver la progression de ce prodige des réseaux sociaux au million d’abonnés sur TikTok ! Néanmoins, avec son look de gendre idéal, il maîtrise les vieilles ficelles éculées de la ComPol pour laisser poindre un sourire ravageur sans trop montrer les dents. Laisser le souvenir de quelqu’un qui maîtrise les codes sans épouvanter son public. Il a bien appris à maquiller son populisme d’un soupçon de charisme. Et cela semble suffire.

En parlant de cette image de gendre idéal qui lui colle à la peau, on peut se demander si elle permettra à la promise France de s’épanouir, de reprendre confiance en elle ou de s’émanciper. Il n’y a aucune évidence à ce que ce type d’attente soit comblée. L’extrême droite caricature l’état de la France et joue dans le registre du catastrophisme. Pour ce qui est de redonner de la confiance, Jordan Bardella improvise et cela se voit. Au début, une équipe pléthorique lui tenait lieu de béquille. Mais cinq années passées à pantoufler dans les couloirs du Parlement européen ne peuvent dissimuler son impréparation. Ses improvisations multiplient les contradictions. Sur de nouveaux moyens pour la Politique agricole commune, il vote contre. Sur l’instauration des prix planchers agricoles, il élude. Sur une stratégie européenne de santé pour faire face à une crise sanitaire, il s’y oppose. Pour renforcer la police européenne aux frontières (Frontex), il s’y refuse. Pour le conditionnement du RSA à 15 heures d’activité hebdomadaire, il reste flou. Sur l’Ukraine, il navigue entre fin de naïveté coupable face à Poutine et statu -quo. Sur un possible Frexit, après l’avoir souhaité, il s’en défend. Mais la vraisemblance de ses propos n’est pas la chose la plus importante dans sa course à l’échalote souverainiste.

Homme neuf pour temps nouveaux. Homme pressé à l’ascension fulgurante. Une année d’intérim, et hop, élu à la présidence pleine et entière du RN à 27 ans. Toujours est-il qu’il bat un vieux de la vieille qui n’aura jamais voulu s’acclimater. 85 % des voix pour le plus jeune et 15 % pour l’ancien prince consort Louis Alliot. Néanmoins, son apprentissage n’est pas très exotique. Il fera sien tous les codes d’un parcours politicien traditionnel et convenu qui conjugue les passages obligés de la trahison vis-à-vis de son premier mentor, Florian Philippot, et de l’allégeance aux plus vieux roublards infréquentables comme l’ex-gudard Frédéric Chatillon.

Natif d’une cité HLM de Drancy, l’apprenti chef politique appartient à une espèce rare en politique et exceptionnelle dans les rangs de la droite radicale. Celle des jeunes gens des quartiers sensibles. Celle des enfants de divorcés ayant grandi en garde alternée. Celle aussi des Français de sang-mêlé. L’histoire familiale identifie une grand-mère paternelle kabyle dont le père algérien est venu en France dans les années 1930 en tant qu’immigré. Ce “narratif” s’apparente à une légende dorée qui tient du génie pour épouser la cause d’une des pires politiques possibles qui serait un jour consacrée à cette jeunesse issue des quartiers populaires. Car l’accomplissement de cette « belle histoire républicaine » consisterait tout de même à recourir à une méthode pas encore totalement expérimentée qui consiste à « ressortir le Kärcher de la cave » pour « nettoyer les quartiers ».

Apprenti géographe, Jordan Bardella fait partie de ces charrettes de jeunes politiciens biberonnés à l’expérience des attachés parlementaires comme d’autres sont passés par la carrière des cabinets ministériels avant d’éclore sous la haute protection d’un parrain ou d’une marraine politique. Aucun travail ne le distingue, aucun métier ne l’associe à une compétence, aucun dossier ne porte son empreinte, aucune compréhension d’un sujet d’intérêt public n’a été démontrée. C’est à ce titre qu’il peut se vanter d’une trajectoire sans ombre… Sa génération politique aura été épargnée de la conduite des responsabilités, de l’apprentissage d’une vie professionnelle rigoureuse ou encore des déconvenues de l’exercice démocratique du pouvoir même à l’échelon local. Jordan Bardella n’aura pas grandi avec la perspective ingrate de ne jamais sortir de l’opposition. Son arrivée correspond à une perspective d’accession au pouvoir. Il est déjà premier-ministrable d’un groupuscule complotiste qui connaît une ascension irrésistible.

C’est une qualité indéniable à l’heure où ni l’enracinement démocratique, ni le respect du service public, ni le sens de l’État, ni la connaissance de la société française ne sont des conditions d’accès aux responsabilités politiques. Jordan Bardella est un membre de cette génération spontanée qui prétend faire face aux conditions extrêmes en « calculateur ambitieux » et gérer la tempête en « fin stratège ». Ce pari absurde est largement relayé par l’empire médiatique Bolloré qui impose, à l’image de Fox News, ses lubies réactionnaires.

Comme tout bon disciple de l’adaptation, Jordan Bardella multiplie les murs et les digues. Mais son éloge de la transparence ne l’empêche pas d’être passé maître en matière de double langage. La divulgation de son compte X (anciennement Twitter) sous le pseudonyme @RepNatDuGaito a dévoilé une diffusion intempestive de messages ouvertement racistes et homophobes. Sa première réaction visant à épargner Jean-Marie Le Pen de la diffamante étiquette d’antisémite sonne comme un aveu. Il ne dira rien contre le patriarche fondateur de la succursale dont il gère l’héritage.

Dans une période où le profil âge tendre offre de belles promesses, Jordan Bardella n’est fort que de la relative faiblesse de ses contradicteurs. Au mieux, ses adversaires tentent de coller à un modèle insipide qui trébuche sur une incommensurable impuissance publique et une incapacité à surmonter la fracture sociale. L’anxiété sociale s’amplifie au fur et à mesure que s’étiole notre modèle social patiemment tissé par un maillage de services publics et une fiscalité redistributive. « Notre modèle raisonne sur une porte close et nous comment fait-on ? Sur quelle idée on se repose ? » chante Tarmac. La bande à Bardella répond avec les vielles rengaines de l’extrême droite qui n’ont nul besoin d’être étayées et qui consistent en la stigmatisation des élites responsables du grand remplacement. Pour cela, cette bande organisée est largement épaulée par la faction insoumise qui discrédite la gauche, par la frange exaltée de la génération Z qui les recentre, par l’inanité de la droite qui fait figure de queue de peloton et enfin par un pouvoir qui affiche son désintérêt pour la question sociale et n’aura eu comme fil rouge qu’une politique de l’offre et l’illusion du ruissellement. 

Dans ce contexte, comment ne pas voir le boulevard déroulé sous les pas de Bardella. Le monopole de la politique de sécurité et de la lutte contre l’immigration lui tiennent lieu de feuille de route martelée et dont personne ne s’attache à lui contester l’autorité. C’est donc avec la complicité de bon nombre d’idiots utiles que le jeune Bardella progresse comme un organisme doté de fortes capacités de naturalisation à un milieu où il n’est nul besoin de démonstration. Les protestations opposées aux dérapages de sa rhétorique martiale contribuent à son succès. Pour les Européennes, nul besoin de programme. Comme d’habitude, quelques punchlines ressassées suffiront amplement au succès de celui qui est devenu par la force des choses un brillant communicant.

Qui se réveillera ? Qui dénoncera la supercherie ? Qui réhabilitera la politique ? Qui offrira un projet rassurant pour le plus grand nombre ? Qui mettra fin à l’effacement du clivage gauche droite ? Qui écrira le point final de la défaite du centrisme condescendant face au venin du populisme et du déclinisme ? Qui reconstruira les termes d’un débat projet contre projet ? Qui mettra fin à la menace nationaliste mortifère pour l’Europe ?

Le projet européen est pourtant une nouvelle frontière, un nouveau rêve et un nouveau défi qui devraient nous inspirer et nous inciter à l’optimisme. Oui, nous pouvons mettre fin au nationalisme destructeur. Oui, nous avons les moyens de défendre nos démocraties et de promouvoir nos droits sociaux. Oui, nous pouvons réenchanter le rêve européen et faire place à cette idée de progrès qui est un ressort ancien et essentiel de notre histoire politique. Haut les coeurs ! Réarmons notre militantisme.

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