Entretien paru en décembre 2023 avec Sandra Freidman, consultante en communication franco-américaine. Passé sous les radars, il s’inscrit – pourtant et hélas – sous forme d’oracle alors que la société archipélisée est un effet du réel, comme dirait le scénariste Eric Benzékri. Ne tombons pas davantage dans la synthèse identitaire et la division du monde en deux catégories, les dominants et les marginalisés, il est temps de retrouver une dignité collective.
A l’approche d’une élection présidentielle dictée par des accusations en justice inédites, la société américaine apparait plus polarisée que jamais. Sur fond d’annulation de célébrations de la fête juive de Hanukkah dans différentes villes du pays, des mouvements légitimant les actions du Hamas se poursuivent, abritant leur radicalité derrière le premier amendement de la Constitution.
Le mouvement Black Lives Matter (BLM) a choisi le parapente utilisé par le Hamas le jour du pogrom comme cri de ralliement à la cause palestinienne, dans une forme de travestissement d’un outil de mort en symbole de résistance et de liberté. Plusieurs groupes des Democratic Socialists of America (DSA) – qui continuent de compter Alexandria Ocasio-Cortez dans leurs rangs – ont encouragé leurs partisans à assister à des rassemblements glorifiant la terreur du Hamas comme une forme juste de résistance.
Des présidents d’universités américaines, parmi lesquelles les plus prestigieuses de l’Ivy League – et que l’on avait plus tôt vus condamner officiellement le meurtre de George Floyd ou la guerre en Ukraine – sont restés plus que discrets s’abritant dans leurs communiqués derrière une “complexité du contexte” qui sous-entendait déjà une forme d’équivalence entre civils innocents et djihadistes. Certains universitaires se sont employés à défendre ces attaques terroristes comme une forme de lutte anticoloniale. « Les colons ne sont pas des civils », a écrit un professeur de Yale, repris par des médias grand public, notamment le Washington Post et le New York Times.
Ainsi, sur le campus de Harvard, pas moins de 31 mouvements étudiants ont trouvé le moyen de blâmer les victimes en déclarant tenir Israël pour “seul responsable” des massacres et des prises d’otages survenues dans les kibboutz à proximité de la bande de Gaza et au festival musical Nova. Au sein de l’université George Washington, on a vu des étudiants projeter les mots « Gloire à nos martyrs » et « Libérez la Palestine du fleuve (du Jourdain) jusqu’à la mer (Méditerranée) » en lettres géantes sur les bâtiments du campus.
À Princeton, des centaines d’étudiants déclaraient la chasse aux Juifs du monde entier en scandant « mondialisons l’Intifada ». À NYU, d’autres brandissaient des affiches sur lesquelles on pouvait lire « veillons à garder un monde propre » avec la représentation de l’étoile juive jetée à la poubelle. Sur le campus de Cooper Union à Manhattan, un groupe d’étudiants juifs a dû se cacher dans la bibliothèque face à une meute de manifestants haineux. À Cornell et Columbia, des professeurs (Russell Rickford, Joseph Massad) ont qualifié le massacre « d’énergisant », « d’exaltant » et de « génial » face à des étudiants non pas choqués mais galvanisés.
Julia Steinberg, une étudiante de confession juive de Stanford a témoigné devant les membres du Congrès le 9 novembre : “certains de mes camarades de classe, des gens avec qui je vis et avec qui j’étudie, pensent que les pires formes de barbarie sont justifiées si elles sont dirigées contre les Juifs. Mes camarades étudiants ont posté sur leurs comptes Instagram : « Les colons ne sont pas des civils » et, je cite : « Chaque martyr qui s’est battu aujourd’hui et à chaque instant contre l’occupation est si profondément ancré dans mon cœur”.
Depuis les audiences du MIT, de Penn et Harvard au Congrès, la pression s’intensifie pour que ces leaders universitaires soient demis de leur fonction.
Mais les événements ne se sont pas limités aux campus américains. Si nombreux ont été ceux, de toutes nationalités, confessions et opinions, à avoir reconnu la gravité des crimes du 7 octobre et à avoir dénoncé les attaques terroristes dans un langage clair, beaucoup d’autres sont restés silencieux. D’autres encore sont alles jusqu’à célébrer le carnage. Ainsi, le 9 octobre, des foules se sont rassemblées à l’opéra de Sydney au cri de « gazez les Juifs ». Dans les jours qui ont suivi, des gens se sont réjouis dans les rues de Toronto, de New York, de Berlin, de Londres ou d’Amsterdam, dans des cortèges aux expressions de liesse.
On a vu successivement l’influence d’agences de presse, d’ONG internationales, de grands médias traditionnels, de porte-parole d’extrême gauche s’exercer sur les opinions en refusant par exemple de qualifier le Hamas d’organisation terroriste. Le 7 novembre dernier, lorsqu’un manifestant anti-israélien a tué un homme juif de 69 ans à Los Angeles, pour avoir brandi un drapeau israélien, la NBC a titré « Un homme meurt après s’être cogné la tête lors de rassemblements israéliens et palestiniens en Californie ». Les partisans de la justice sociale que l’on a vu hurler ces dernières années que les mots constituaient une forme réelle de violence, au même titre le silence face aux violences sexuelles, sont soudainement devenus mutiques, en dépit des témoignages des viols de masse du Hamas. Au milieu du tollé suscité par ce silence, U.N. Women a fini par publier, puis supprimer, sa condamnation de l’attaque du Hamas, affirmant qu’il s’agissait d’une erreur, remplacée par un appel à la libération des otages. Dans une chronique sur MSNBC, Natalia Mehlman Petrzela, historienne du genre à la New School de New York, a suggéré que la « minimisation » de la violence contre les femmes israéliennes était « le résultat d’un tournant idéologique parmi certaines féministes et progressistes qui élèvent leur agenda antiraciste au-dessus de l’engagement féministe fondamental de défense du droit universel à l’autonomie physique de toutes les femmes ».
Car enfin, sans rien nier de la complexité des facteurs multiples à l’origine de ces mouvements, tout porte bel et bien à croire que « Les woke n’aiment pas les Juifs », comme le titrait Laurent Joffrin dans sa lettre LeJournal.info du 5 décembre. Pour tenter de comprendre, il faut remonter à la théorie critique de la race ou critical race theroy (CRT), que certains États ont beaucoup développée et promue, au point de polariser encore davantage la population [1] au cours de la dernière décennie. La CRT a été développée dans les années 1970 par des activistes et des chercheurs du mouvement pour les droits civils. Elle soutient que le racisme est systémique, qu’il existe un privilège blanc (white privilege) et que l’expérience de l’histoire et de la vie des gens de couleur doit être reconnue et enseignée [2] en tant que telle. La DEI – Diversité, Équité et Inclusion [3] –, qui fédère aujourd’hui les plus gros budgets sur une majorité de campus américains lui a fait suite, comme l’une des incarnations, parfois extrême, de ce que certains appellent encore le wokisme, et d’autres tels le politologue Yascha Mounk, la « synthèse identitaire ». Elle est décriée aujourd’hui pour sa vision à géométrie variable qui mettrait de cote singulièrement les minorités asiatiques et juives. L’étudiante Julia Steinberg commente à ce titre : “des réformes sont possibles et nécessaires. De nombreux étudiants disent que la bureaucratie DEI peut également s’adapter pour protéger les Juifs. Mais la réponse n’est pas pour les Juifs d’essayer de s’intégrer au système de castes du DEI, de mendier un rang plus élevé dans la nouvelle échelle de la victimisation. C’est une stratégie perdante, non seulement pour la dignité juive mais aussi pour les valeurs que nous défendons en tant qu’Américains”.
Alliée à l’obsession de la décolonisation, une opinion politique portée par de nouveaux idéologues radicaux et beaucoup partagée dans la gauche américaine d’aujourd’hui, cette théorie pourrait servir de prédicat à la violence anti-juive. Sous couvert de bonnes intentions anti-racistes, ce courant fait en effet prévaloir l’identité sur les idées, des slogans prêt-à-penser sur la complexité nuancée des faits historiques et la culture de mob furieuse sur le dialogue et le débat.
Ne tombons pas davantage dans la synthèse identitaire et la division du monde en deux catégories, les dominants et les marginalisés.
Une ombre de plus au tableau tourmenté de l’élection de 2024.
Notes :
[1] [2] Extrait de Flore Kayl et Laure Pallez « Ron DeSantis, le nouvel homme fort de la droite américaine » VA Press, 2024.
[3] Selon Wikipédia, La diversité, l’équité et l’inclusion fait référence aux cadres organisationnels qui cherchent à promouvoir le traitement équitable et la pleine participation de toutes les personnes.