29 mai 2018

La directive révisée sur les services de médias audiovisuels est-elle à même de nous réjouir ?

Par Ouarda Benlaala

Réjouissons-nous ! Le 26 avril 2018, un accord politique européen a enfin été trouvé.

La Commission Européenne s’en félicite et annonce une « avancée majeure dans les négociations de l’UE pour des règles modernes et plus équitables »[1]pour les services de médias audiovisuels. Lors des deux rassemblements principaux du cinéma et de l’audiovisuel de ce printemps, le Festival Séries Mania qui s’est tenu à Lille il y a quelques jours, et le Festival de Cannes dont l’édition vient de s’achever, les politiques, au premier rang desquels la Ministre de la Culture Françoise Nyssen, n’ont cessé de rappeler les mesures phares de cet accord : une obligation de financement des œuvres par les plateformes telles que Netflix et Amazon, et un quota de présentation minimum de 30% d’œuvres européennes[2]. Ça y est, l’Europe s’attaque aux GAFAN (Google, Apple, Facebook, Amazon, Netflix).

Les GAFAN passionnent. Comme toutes les passions, elles attisent des sentiments volatiles. Prenons Microsoft. De temps en temps intégrée aux GAFAM (M pour Microsoft), la société à l’origine de Windows est de plus en plus oubliée par l’acronyme qui préfère la remplacer par Netflix, plateforme mondiale qui touche quotidiennement ses « membres », comme aime les définir son fondateur Reed Hastings. Il y a encore moins de 10 ans, Microsoft était regardé, à juste titre, avec méfiance, accusé de pouvoir abuser de sa position dominante à chaque instant. Google, au contraire, était une joyeuse start-up qui avait, certes, bien grossie, mais qui était aimée de tous, Barack Obama en tête. La menace venait de Bill Gates alors qu’Eric Schmidt faisait rêver. Que de retournements depuis !

Collecte massive de données par Google, enfermement dans un écosystème à obsolescence programmée par Apple, faille dans la protection des données gérées par Facebook, optimisation fiscale favorisant un dumping régional et mondial par Amazon, ébranlement de l’exception culturelle française par Netflix…

Ces mastodontes américains, riches en milliards (ou endettés d’autant pour la plateforme aux 125 millions d’abonnés[3]), ont vu leur image s’écailler d’années en années. Leur manque d’engagement sociétal et culturel, car il est ici question de ce sujet plus spécifiquement, est régulièrement critiqué. Puisque l’autorégulation des licornes[4], méthode chère aux trumpistes d’aujourd’hui mais aussi aux majorités précédentes, n’a pas produit de fruits assez bons, les politiques, poussés par les l’agacement de leur électeurs, ont dû réagir. Mark Zuckerberg a ainsi passé deux jours devant les représentants américains. Qu’a-t-on appris ? Que les politiques sont dépassés mais qu’ils essaient de rattraper leur retard en souhaitant instaurer des règles du jeu. A cet effet, le fondateur de Facebook sera bientôt entendu par le Parlement européen où il répondra aux questions sur le scandale Cambridge Analytica[5].

C’est donc dans cette ambiance électrique que l’Europe semble frapper fort contre ces géants du Net. Grâce à cette directive, toutes les plateformes basées en Europe (comme Netflix à Amsterdam) devront participer aux financement d’œuvres européennes.

A titre d’exemple, en France, « les plateformes par abonnement doivent consacrer 26 % de leurs revenus aux œuvres européennes, dont 22 % aux œuvres françaises (cinéma et audiovisuelles, sans distinction) »[6]. Rien que pour Netflix, cela représenterait plus de 60 millions d’euros d’obligation de financement, plus que le budget que TF1 Films Production est obligé d’investir dans le cinéma français (49 millions d’euros en 2016[7]). Ici, que du bon.

Côté catalogue, les plateformes devront proposer 30% d’œuvres européennes au minimum. En France, les TV ont une obligation de 60% (dont 40% de contenus français pour les chaînes hertziennes privées et Canal+). Alors, va-t-on dans le bon sens ? Incontestablement, oui. Pourtant, le compte n’y est pas et Gilles Pélisson, le patron de TF1, ne s’est pas fait prié pour le rappeler lors de son intervention au Festival Séries Mania le 3 mai dernier. La fameuse obligation des 30% fait doucement rire les rivaux directs des plateformes par abonnement (SVOD) car Apple ou Netflix réservent d’ores et déjà plus de 20% de leur catalogue à des œuvres européennes… Et ce, selon la Commission Européenne elle-même[8]. Le PDG du groupe TF1 avançait, quant à lui, des chiffres encore plus élevés, frôlant les 30%. A croire que la directive révisée se soit alignée sur l’existant pour réguler. On s’étonne alors un peu de l’autosatisfaction affichée par l’Union Européenne. Mais on comprend un peu plus l’absence de réaction des groupes de plateformes SVOD.

Déjà dans les clous de la directive censée les réguler, les entreprises leaders du secteur n’ont rien à changer à leurs habitudes. Est-on en train de revivre l’apathie du Sénat américain face au patron du plus grand réseau social du monde ? L’accord du 26 avril n’est-il pas trop tardif ?

En creux, le problème réside dans le manque d’ambition politique à impliquer ces nouveaux acteurs dans la démocratie d’aujourd’hui. Les quotas d’investissement et de diffusion d’œuvres sont encore trop faibles mais le véritable débat doit se déplacer sur l’objectif de la convergence fiscale des Etats européens à l’égard de ces nouveaux acteurs. Les solutions proposées actuellement masquent en effet un des défis majeurs que l’Europe tarde à relever, l’harmonisation fiscale continentale. Empêcher le dumping fiscal, soumettre les entreprises technologiques aux mêmes règles, est une nécessité absolue, plus grande que celle de la participation de celles-ci à la création ou à la promotion de contenus européens qui représente des enjeux financiers bien moindres. Avec une taxation harmonisée à l’échelle européenne, chacun de ces groupes sera pousser à gérer ses actifs par territoires d’un point de vue business, contribuant alors à l’effort collectif national par le paiement de l’impôt. Un tel investissement politique est difficile mais contribuera réellement à réintégrer les GAFAN et autres dans la sphère sociétale, économique et donc citoyenne.

Sans cet effort nécessaire et difficile qui requiert une volonté politique sans faille, il ne sert à rien de penser pouvoir réconcilier les citoyens avec la politique. Car c’est avec des avancées majeures et symboliques comme la convergence fiscale et la participation à l’effort collectif de sociétés telles que les GAFAN que le lien démocratique sera durablement rétabli. La contribution de ces mastodontes du net doit être globale, pas uniquement focalisée sur les contenus culturels. Ils façonnent notre vie quotidienne, conditionnent de plus en plus nos vies. Les cantonner à la création audiovisuelle manque d’ambition (d’autant qu’ils ne sont pas bouleversés, pour la plupart, par les règles qui viennent d’être instaurées). Un engagement politique plus large est l’urgence. Nous avançons, certes, mais pas à pleine puissance. Alors, réjouissons-nous ?

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