Les syndicats eux-mêmes se sont trouvés tout surpris par la mobilisation très forte ces deux dernières semaines dans les manifestations contre le projet de réforme des retraites porté par le Gouvernement. Ils peuvent se réjouir de cette mobilisation mais ils doivent se garder de croire qu’ils le doivent à l’attraction qu’ils peuvent exercer sur le corps social. Cette mobilisation est d’une autre nature, encore difficile à capter. Elle ne répond à aucun modèle connu. Elle s’inscrit dans la suite du mouvement spontané des Gilets jaunes. La carte des mobilisation est très parlante. Ce que l’on appelle les « petites et moyennes villes » connaît des manifestations toutes les semaines. Des gens de droite, de gauche, apolitiques se mêlent aux cortèges pour dire leur refus de cette réforme qui punit les Français quand ils viennent de traverser deux ans de COVID et que leur pouvoir d’achat quotidien est grevé par la très forte hausse des produits alimentaires et de l’essence pour les trajets domicile-travail. Depuis les « Gilets jaunes », la France des catégories populaires et moyennes bout! Elle est en train, sous la surface de la mer, de créer le prochain paradigme politique. On croyait Emmanuel Macron le pionnier d’un nouveau monde, il n’est que le dernier avatar d’un monde qui se meurt, celui de l’alliance des intellectuels de gauche et de la bourgeoisie de droite, minoritaires dans le pays. Cette mobilisation protéiforme des Français de tous horizons contre la réforme des retraites est une des manifestations à l’oeuvre de la recomposition politique qui s’opère au sein des catégories populaires et moyennes « dépossédées », selon l’expression très juste de Christophe Guilluy* dans son dernier livre éponyme. Le Gouvernement s’attend à un essoufflement. Il peut répéter à l’envi qu’il n’y a « pas d’alternative », que « les Français ne comprennent pas »… ce mouvement est comme la mer. Il peut se mobiliser fortement un jour, se relâcher le lendemain. Personne ne comprend que depuis des années, nous aurions pu avoir Marine Le Pen au pouvoir. L’abstention aux régionales était comme le repli de la mer avant un tsunami. Mais ce corps social en recomposition a une forme de sagesse. Il sait intuitivement que la solution politique n’est pas mûre, que Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon sont deux impasses. Il s’est accommodé, faute de grives du merle que lui proposait la classe dominante. Pour le moment, ce mouvement est comme un courant sous-marin, invisible en surface… mais puissant en profondeur. Il se cherche. Il a essayé la contestation des ronds-points, la violence devant l’incompréhension du pouvoir, l’abstention, une majorité relative à l’Assemblée nationale. La majorité silencieuse n’est pas passive. Elle réfléchit. Elle pèse. Elle pousse à produire le prochain paradigme politique. Et dès qu’elle aura trouvé un débouché politique qui prendra en compte la reconnaissance de sa culture, de ses aspirations, du souci de refaire société en remettant en marche l’ascenseur social, alors, cette majorité s’exprimera et balaiera tout. Nous sommes dans un entre-deux. 2022 est la première élection de la Vème République qui se joue hors du socle du programme commun issu du Conseil national de la Résistance. Jusqu’ici, droite, centre et gauche étaient d’accord sur ce socle commun et les valeurs qu’il sous-tendait : sécurité sociale, sécurité publique, assurance chômage, assurance vieillesse, ordonnance de 1945 sur les mineurs, école, hôpital public, productions stratégiques (SNCF, EDF…). Le clivage portait sur les modalités de gestion et de financement. En 2022, Emmanuel Macron portait un projet néolibéral actant des déficits pour ouvrir des pans entiers de notre modèle social au marché (comme cette manière surprenante de constater le déficit des régimes spéciaux de la RATP et de la SNCF qui ont moins d’entrants que de sortants du fait de l’extinction du recrutement au statut!). Jean-Luc Mélenchon explorait la voie d’une révolution bolivarienne… et Marine Le Pen n’a jamais fait partie du camp de ceux pour qui le programme du CNR était un fondamental. Nous sommes dans le vide! Aucune vision politique, aucun projet de société, aucun chemin pour l’atteindre. Les classes moyennes et populaires poussent aujourd’hui à l’émergence d’un projet politique qui remette en route le progrès social et ne protège pas seulement les acquis des élites. Loin de ne pas comprendre, les Français ont parfaitement entendu que la seule réponse du Gouvernement face à la hausse des prix, après le COVID, était de faire travailler tous les actifs plus longtemps pour passer la bosse de quatre années de naissance des baby-boomers, sans toucher aux cotisations ou aux pensions des retraités les plus chanceux. * Christophe Guilluy « Les dépossédés » – Essais, Flammarion, 204 pp. – ISBN : 9782080290137 |