La récente annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par le Président de la République a provoqué une onde de choc sur les marchés financiers. Cette réaction épidermique – une chute de 2% du CAC 40 à l’ouverture et une hausse des taux d’intérêt des obligations d’État françaises à 10 ans (OAT) atteignant 3,20% – traduit l’aversion viscérale des marchés pour l’incertitude politique. Elle révèle surtout leur inquiétude face aux programmes économiques des principaux partis en lice : le Rassemblement national (RN) et le Nouveau Front populaire (NFP).
Il est frappant de constater à quel point les propositions du RN et du NFP, pourtant diamétralement opposées sur l’échiquier politique, sont perçues avec la même défiance par les milieux financiers. Le retour à la retraite à 60 ans, promesse phare des deux formations, est jugé irrationnel dans le contexte actuel, au regard des normes de l’OCDE. Les marchés y voient un risque d’explosion de la dette publique et un frein à la croissance. Quant au programme fiscal du NFP, il fait craindre une fuite des capitaux et une perte d’attractivité de la France pour les investisseurs étrangers.
Cependant, il est intéressant de noter qu’après le premier tour des législatives, le CAC 40 a rebondi de plus de 2% et les taux d’intérêt des obligations d’État se sont stabilisés. Cette réaction positive des marchés à la perspective d’une possible majorité absolue du RN est révélatrice de leur cynisme. Ils semblent considérer qu’un gouvernement d’extrême droite serait plus favorable au capital qu’une coalition de gauche. C’est là une constante historique : les milieux d’affaires ont toujours préféré l’ordre, fût-il autoritaire, à la justice sociale et à la redistribution des richesses.
Cette préférence des marchés pour l’extrême droite n’est pas nouvelle. Déjà dans les années 30, certains patrons français scandaient « Plutôt Hitler que le Front Populaire ». Plus récemment, l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni en Italie n’a pas provoqué le séisme financier que d’aucuns prédisaient. Les investisseurs, guidés par leurs intérêts économiques à court terme, ont rapidement ajusté leur position, privilégiant la stabilité politique à la défense des valeurs démocratiques.
Cette connivence entre les milieux d’affaires et l’extrême droite n’est pas sans rappeler les événements décrits par Eric Vuillard dans son ouvrage L’Ordre du Jour. Ce livre saisissant nous rappelle comment, en février 1933, vingt-quatre grands patrons allemands ont apporté leur soutien financier et politique à Hitler, scellant ainsi le destin de l’Europe. Vuillard nous montre avec une acuité glaçante que l’Histoire se répète souvent, non pas comme une tragédie, mais comme une farce cynique où les intérêts économiques l’emportent sur les valeurs démocratiques.
Dans le cas français actuel, bien que le contexte soit différent, on ne peut s’empêcher de voir des parallèles troublants. Les marchés semblent parier sur leur capacité à influencer le programme économique d’un RN au pouvoir. Le peu d’intérêt manifesté par Jordan Bardella pour les questions économiques laisse en effet penser que le parti pourrait être perméable aux suggestions des milieux d’affaires. À l’inverse, le NFP, en présentant trop rapidement un programme économique jugé irréaliste, s’est aliéné non seulement les marchés financiers mais aussi une partie de l’électorat, y compris dans les classes moyennes.
Il est également intéressant de noter que les marchés pourraient s’accommoder d’une situation de blocage politique, si le RN n’obtenait pas de majorité absolue. L’exemple de la Belgique en 2010-2011, où l’absence de gouvernement avait paradoxalement favorisé la réduction de la dette publique et soutenu la croissance, est dans tous les esprits. Une telle configuration pourrait apporter une certaine stabilité économique, en empêchant la mise en œuvre de réformes jugées trop radicales par les investisseurs.
Face à cette situation, il est crucial que la gauche repense sa stratégie. Dans une campagne électorale éclair de trois semaines, le NFP s’est positionné comme le mauvais élève dispendieux, offrant ainsi un boulevard à ses adversaires. Pour remporter les prochaines batailles politiques, il est impératif que la gauche prenne en compte les réalités de la mondialisation et le rôle des marchés financiers dans l’investissement et l’innovation.
Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille capituler devant le diktat des marchés. Au contraire, il s’agit de comprendre leur fonctionnement pour mieux les réguler et les mettre au service de l’intérêt général. La gauche doit proposer une vision économique claire et cohérente, qui concilie justice sociale et efficacité économique. Il est notamment crucial de repenser notre système fiscal. Plutôt que de taxer le travail, source de création de richesses, il faut se concentrer sur la taxation du capital improductif et des transactions financières spéculatives. Une attention particulière doit être portée à la taxation du capital dont la vélocité est extrêmement faible. La vélocité du capital, concept économique crucial, mesure la fréquence à laquelle le capital change de mains ou est réinvesti dans l’économie réelle. Un capital à faible vélocité, souvent thésaurisé dans des paradis fiscaux ou des placements spéculatifs, contribue peu à l’économie productive et à la création d’emplois. En taxant ce capital stagnant, nous pouvons inciter à sa réinjection dans l’économie réelle, stimulant ainsi l’investissement et l’innovation. Cette approche permettrait d’orienter les flux financiers vers des secteurs porteurs d’avenir, favorisant une croissance durable et une productivité accrue, tout en réduisant les inégalités criantes de notre société.
La gauche doit également adopter une approche budgétaire sérieuse, qui ne nie pas la nécessité de maîtriser la dette publique, tout en préservant les investissements essentiels dans l’éducation, la recherche, l’énergie et les infrastructures. C’est à cette condition qu’elle pourra regagner la confiance des électeurs et, in fine, celle des investisseurs.
Il est temps de sortir de l’opposition stérile entre étatisme dogmatique et libéralisme débridé. La France a besoin d’un État stratège, capable de définir une vision à long terme et de mobiliser tous les acteurs économiques autour de grands projets industriels et technologiques. C’est ainsi que nous pourrons relever les défis de la transition écologique, de la révolution numérique et de la réindustrialisation de nos territoires.
En conclusion, si les marchés financiers jouent un rôle important dans notre économie mondialisée, ils ne doivent pas dicter notre politique. C’est aux citoyens, par leur vote, de définir les orientations économiques et sociales de notre pays. La gauche doit renouer avec son ambition transformatrice, tout en faisant preuve de réalisme et de pédagogie tant pour les citoyens que pour les marchés. C’est à cette condition qu’elle pourra proposer une alternative crédible et mobilisatrice face à la menace de l’extrême droite et à la résignation du statu quo.
L’enjeu est de taille : il s’agit ni plus ni moins que de réconcilier l’économie avec la démocratie, le progrès social avec l’efficacité productive. C’est le défi que la gauche doit relever si elle veut redevenir une force de proposition et d’action au service de l’intérêt national et du bien commun.