Par Laure Pallez
La campagne présidentielle aux Etats-Unis a été traditionnellement lancée après le week-end du labor day (la fête du travail début septembre) et nous voilà à un mois de l’élection mais aussi des élections au Congrès. Une partie du Sénat sera renouvelé par tiers, la Chambre des représentants intégralement et les diverses campagnes électorales s’organisent d’ores et déjà ensemble dans un effort commun. Y compris dans les zones rurales souvent délaissées, où les démocrates ont remarquablement marqué des points aux dernières législatives de 2018, prenant le contrôle de la Chambre.
Ces élections seront déterminantes car un tryptique gagnant permet à l’exécutif de gouverner efficacement – c’est ainsi qu’en début de mandat Donald Trump a fait passer la grande réforme fiscale emblématique de son mandat et marquée par la réduction massive du taux d’impôt sur les sociétés de 35% à 21%.
Le story telling ou le narratif prend beaucoup d’importance dans la politique américaine et la décoder prend du temps. Le candidat républicain place sa politique économique au service de la sécurité et de la défense du peuple américain ainsi que du prestige et du leadership de la nation américaine dans le monde. Le candidat démocrate, lui, considère plutôt sa politique économique comme un moyen de soutien à l’emploi ainsi qu’un outil au service de l’environnement. Mais les choses ne sont pas si simples. Malgré des prises de position souvent opposées sur le fond (sauf sur la très consensuelle recherche d’hégémonie technologique américaine), l’usage de slogans simplistes est très répandu dans cette campagne. Pour les démocrates, cela se résume à “Donald Trump is a failing America” (Donald Trump est l’incarnation d’une Amérique qui échoue), alors que les républicains clament à leurs électeurs “you won’t be safe in Biden’s America” (vous ne serez pas en sécurité dans l’Amérique de Biden cf. les vives tensions et les manifestations depuis plus de 3 mois).
Depuis Ronald Reagan, le Parti républicain est rassemblé autour d’une certaine idée du conservatisme prônant un héros idéologique, Donald Trump, plutôt en anti-héros, l’incarne aujourd’hui. Mais au-delà des apparences flamboyantes, les divisions internes sont bien présentes dans le camp républicain. Le Président oscille entre les libertariens du Congrès qui s’opposent aux partisans d’une plus forte intervention de l’Etat fédéral sur le soutien à l’économie par exemple.
Le parti démocrate est davantage un parti de coalition dont le candidat Joe Biden, social-démocrate, est le barycentre aujourd’hui. Il navigue lui aussi entre les progressistes et les libéraux de son parti, avec une ouverture sur les enjeux sociétaux diffusés par son aile gauche (mais moins par Bernie Sanders inébranlable défenseur du prolétariat et non de l’intersectionnalité). Le jeune électorat citadin en est très friand.
A l’image d’un futur contrat de gouvernement que la gauche française cherchera peut-être à proposer en 2022, des groupes de travail ont planché sur différents projets cet été pour trouver la ligne du rassemblement. En juillet, un comité, l’unity taskforce,supervisé par plusieurs personnalités dont John Kerry, ancien Secrétaire d’État et l’élue Alexandra Ocasio-Cortez et regroupant les membres des équipes de campagne de Joe Biden et de Bernie Sanders a publié un long texte d’orientation, dans l’optique de construire des propositions communes pour l’élection de novembre.
Grâce aux exigences socialistes de Bernie Sanders – dont le successeur spirituel n’émerge pas encore – une nouvelle époque pourrait s’ouvrir aux Etats-Unis en matière sociale. La hausse du salaire minimum de 7,25 $ à 15 $ sur plusieurs années, la requalification des travailleurs indépendants en salariés sur le modèle californien, le renforcement des pouvoirs des syndicats, ou encore l’ouverture de l’accès à une assurance santé publique optionnelle alors que plus de 5 millions de personnes ont perdu leur couverture santé pendant la crise sont autant de propositions en faveur d’un progrès social. Evidemment, on serait encore loin d’une assurance santé universelle, prônée par B. Sanders, qui considère à l’image de notre pays que l’accès à la santé est droit humain fondamental.
En matière d’éducation, Joe Biden propose des aides pour la garde des jeunes enfants ainsi que la prise en charge des frais d’inscription des étudiants les plus modestes. La réduction du poids de la dette étudiante, véritable fardeau pour les jeunes américains et qui fut un thème central de l’élection 2016 est étrangement assez peu abordée dans la campagne.
L’influence de la taskforce d’union sur le programme démocrate est indéniable mais le candidat Biden reste prudent, les désignations à venir aux postes clés définiront le pouls de son mandat. Pour le secrétariat au Trésor par exemple, le nom d’Elizabeth Warren a pu circuler sans toutefois vraiment inquiéter Wall Street tant sa désignation semble peu probable. Et c’est bien dommage car outre son combat historique à l’encontre des monopoles, elle est aussi en faveur d’une réglementation bancaire mieux appliquée. Une raison évidente pour le milieu de la finance de soutenir Donald Trump, favorable à un agenda de dérégulation dans ce secteur.
La désignation en tant que colistière de Kamala Harris par Joe Biden, sénatrice de Californie, interroge. La sénatrice, qui pourrait devenir vice-présidente des États-Unis est née à Oakland, dans la région de San Francisco. Ex-procureure générale de Californie elle a noué des liens importants avec les grandes entreprises du numérique. Dans un article, le New York Times s’interroge sur le retour d’une relation confortable, une « cozy relationship » entre les big tech et une future administration démocrate[1].
Et tout cela dans un climat de méfiance accru vis-à-vis des grandes entreprises du numérique des Américains qui ressentent intuitivement, tant l’influence des réseaux sociaux sur leur quotidien est forte et la protection de leurs données personnelles faible, le risque d’une perte de souveraineté populaire au profit d’un nouvel ordre féodal. Un capitalisme non-régulé et de surcroît peu taxé qui inquiète alors que l’Amérique a basculé vers du quasi-100% numérique avec l’école virtuelle (y compris souvent en maternelle), le télétravail à outrance et la fin programmée des commerces de proximité, Amazon se taillant la part du lion. On comprend aussi pourquoi la réouverture du pays est un enjeu de campagne, point sur lequel les candidats divergent.
Il y a quand même un sujet majeur de convergence entre démocrates et républicains qui est la volonté des Etats-Unis de conserver leur supériorité technologique et la détermination à reconstruire un Etat fédéral « stratège ». La question chinoise constitue une obsession bipartisane : perçue comme une superpuissance technologique mondiale par les deux candidats, ils proposent tous deux d’accélérer le développement de nouvelles technologies sur le sol américain avec un agenda notoirement protectionniste destiné à créer des emplois et à assurer l’indépendance et la sécurité des États-Unis. La différence majeure est que les démocrates placent l’affrontement avec la Chine sur le plan des valeurs démocratiques et droits de l’homme.
La position de Joe Biden sur la question climatique est ambiguë. S’il envisage le retour des Etats-Unis dans l’accord de Paris et un plan de relance massif dans les infrastructures et les énergies propres, il a formellement expliqué qu’il n’est pas favorable au green new deal d’AOC. Il ne propose pas fermement de taxe carbone alors que cette mesure recueille un soutien croissant au sein du parti démocrate et que la transition écologique occupe une place importante dans son programme. Un débat qui pourrait ressurgir mais Joe Biden tient pour le moment les cordons de la bourse démocrate et il l’a redit clairement au monde entier lors du débat présidentiel télévisé du 29 septembre.
Gardons l’espoir d’un vote démocrate en novembre, même s’il n’est pas facile de réconcilier une coalition d’intérêt au sein de ce grand parti plutôt centriste mais actuellement tiraillé par une jeunesse qui veut reprendre son destin en main. Placer l’humain au centre des débats, permettre à la démocratie sociale d’émerger et ne pas s’accommoder de l’« identity politics »nécessite du courage ; cela va de pair avec un programme économique qui remette au centre du jeu politique la lutte contre les inégalités, véritable ADN de la gauche.
Washington le 9 octobre, L.P.
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