Interview du 12 juin 2024 Julien Dray (lefigaro.fr)
Les partis de gauche (Les Écologistes, les Insoumis, le Parti communiste et le PS, Place publique et Génération.s) se sont mis d’accord lundi soir sur le principe d’un « nouveau “Front populaire” » et des « candidatures uniques dès le premier tour » aux élections législatives anticipées du 30 juin et du 7 juillet. Quel regard portez-vous sur cette union ?
La question, c’est moins celle de l’alignement de sigles de partis que celle du contenu de l’accord entre ces partis. Lundi soir, Raphaël Glucksmann a fixé des lignes rouges qui sont les bonnes et qui sont infranchissables. L’accord se fera-t-il autour de ces lignes rouges ou est-ce que cet accord sera encore une fois une capitulation sur la ligne de La France insoumise, et donc une trahison par rapport à la dernière campagne électorale ? Aucun accord n’est possible avec LFI, qui serait une concession à programme politique.
L’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre, a marqué l’aboutissement d’une évolution politique de Jean-Luc Mélenchon. Le leader des Insoumis considère désormais que les prolétaires blancs sont acquis au Rassemblement national et s’est tourné donc vers ce qu’il appelle « la nouvelle France », en essentialisant et en enfermant ainsi dans un ghetto les populations des quartiers populaires et en fermant les yeux sur la réalité de ce que sont le Hamas ou le Hezbollah par exemple. Je lui rappelle juste que c’était Lionel Jospin qui avait courageusement désigné le Hezbollah comme mouvement terroriste.
Jean-Luc Mélenchon, qui était le spécialiste de la laïcité, est devenu le spécialiste des communautés. Il tourne ainsi le dos à ce qui était l’essence de ses combats passés : il prône désormais le droit à la ressemblance et non le droit à la différence. Ce qui conduirait à la fragmentation de la société française et la montée des tensions communautaires.
Que répondez-vous à ceux qui affirment qu’une alliance est la seule façon pour la gauche de faire obstacle à l’arrivée du Rassemblement national au pouvoir ?
D’abord, il faut arrêter les comparaisons historiques qui n’ont pas lieu d’être. La France n’est pas en 1933. Les Français qui ont voté pour le Rassemblement national ont voté pour l’extrême droite, c’est grave et cela suffit en soi de le dire. Ces gens-là traduisent une profonde colère qui s’est installée dans le pays et à laquelle, pour l’instant, personne n’a su répondre sérieusement. Il y a donc un immense ras-le-bol et une envie de renverser la table.
Cette colère, ce n’est pas simplement une colère sociale, c’est aussi une colère contre un État impuissant, tant en matière de lutte contre la montée des violences et du banditisme, menteur sur la maîtrise des flux migratoires, incapable de reconquérir les territoires perdus de la République. Dire cela, ce n’est pas trahir la gauche, mais au contraire la représenter. Car les premiers qui souffrent de ces situations-là sont d’abord ceux qui n’ont pas les moyens de se protéger. La gauche à laquelle je crois, c’est celle qui se bat pour le droit à la sécurité pour tous, partout, et qui ne crie pas bêtement : « La police tue ». La gauche à laquelle je crois, ce n’est pas celle qui considère que les frontières ouvertes à tout-va, c’est formidable. D’autant que cette libre circulation sert, surtout, à faire baisser le coût de la main-d’œuvre des travailleurs. Il s’est passé quelque chose autour de la candidature de Raphaël Glucksmann, et cela peut se prolonger dans les urnes dans les semaines à venir. Nous sommes entrés dans une phase d’accélération de l’histoire et tout est encore possible, à condition de respecter les engagements pris devant les électeurs.
Que pensez-vous de la référence au Front populaire, formé en vue des élections législatives de 1936 ?
Je n’aime pas l’appellation « Front populaire ». Dans l’histoire, les « Fronts populaires » n’ont jamais très bien fini. Ma référence, c’est celle du Conseil national de la résistance et de son programme. La bataille à mener, ce n’est pas de dire : « Halte au fascisme », mais de rassembler tous les Français en leur redonnant espoir dans la République, ses valeurs et son contenu et surtout son action au service de tous.
Pour la gauche, la bataille à mener ne peut pas être qu’une bataille sociale, car dans le vote aux européennes, il y a aussi évidemment des questions de violence, d’insécurité, de maîtrise la ghettoïsation. J’ajoute que la gauche doit aussi être capable de défendre la nation, les frontières, comme a su le faire Jaurès en son temps. Si la gauche se contente, comme d’habitude, de considérer qu’il suffit simplement de faire du social et d’oublier toutes ces questions régaliennes, elle ne pourra pas reconquérir l’électorat populaire, et par exemple les « gilets jaunes ».
Nous sommes entrés dans une phase où il faut tendre la main, par-delà les étiquettes politiques. Cette grande alliance ne doit pas s’articuler autour de formations politiques qui sont aujourd’hui discréditées, mais sur un programme concret. Ça ne doit pas être un catalogue de revendications qu’on se dépêchera d’oublier une fois arrivés au pouvoir. La gauche doit dire qu’elle veut remettre l’école sur pied, expliquer qu’il n’y aura plus de territoire perdu de la République, et faire que le système judiciaire prononce de réelles sanctions en cas de faute, et les applique. Il faut un « Conseil de la résistance » pour rétablir l’ordre juste dans la société française.
La gauche peut-elle reconquérir l’électorat parti au RN sans s’attaquer à la question de l’immigration ? Quels sont selon vous les principes auxquels la gauche ne peut renoncer, même en cas d’alliance ?
Il y a d’énormes réserves de voix lors de ces législatives, notamment chez les abstentionnistes et ceux qui vont hésiter face au RN. Mais on ne peut pas user que de ce ressort-là, comme l’a fait Emmanuel Macron lors de la dernière présidentielle. Il faut permettre aux Français de ne plus voter « contre » mais « pour ». Pour une école qui fonctionne, où le respect du professeur (re)devient une règle de base. Et pour la défense des services publics, comme les hôpitaux, en arrêtant de les étrangler budgétairement parlant.
Il faut défendre une réforme fiscale qui rétablisse une véritable justice et ne pénalise pas, voire rackette, le travail et ceux qui vivent de leur travail et de leur création. Il faut en finir avec une administration tatillonne qui empoisonne la vie des plus modestes au quotidien.
Par ailleurs, la gauche doit être d’une clarté absolue sur trois points. Premièrement, la confiance dans la construction européenne. Deuxièmement, la défense de l’Ukraine face à l’agression de Poutine. Troisièmement, la création d’un État palestinien, mais qui passe aussi par la reconnaissance du droit à la sécurité pour l’État d’Israël. Ces éléments ne sont pas négociables.