8 octobre 2019

ROUEN : Quel Pataquès!

Par Delphine Pineda

À Rouen, ce 26 septembre 2019, en plein centre ville : un énorme incendie dans une usine chimique classée Seveso « seuil haut » se déclare, une série d’explosions au milieu de la nuit surviennent, 5 000 tonnes de produits chimiques partent en fumée sous les yeux des habitants, un immense nuage noir dégageant des odeurs pestilentielles se déploie et voyage sur des centaines de kilomètres, déposant sur son passage des retombées de suies noires et grasses qui maculent cultures, jardins, cours d’écoles, rivières et fleuve.

112 communes du département ont dès lors interdiction de procéder aux récoltes, les animaux sont cloisonnés dans leurs étables, les enfants n’ont plus le droit d’aller en classe, les chaussures doivent être laissées sur le seuil avant d’entrer chez soi, etc…

Abasourdie et médusée la population de Rouen et du département s’inquiète. Les questions elles aussi n’en finissent plus de pleuvoir, comme cette pluie noire et nauséabonde : comment cela est-il possible en 2019 en France, y-a t-il un danger pour notre santé, faut-il s’alarmer, se protéger, nettoyer, partir ?

La population sous le choc exige à juste titre des réponses afin de savoir à quoi s’en tenir et comment réagir, les élus locaux tout aussi remontés d’avoir été laissé sans informations interpellent le préfet.

Pas moins de cinq ministres se rendent alors sur place, chacun donnant sa version des évènements, au point d’en tenir parfois des propos contradictoires. Ainsi vendredi, le ministre de l’Intérieur rassure, la ministre de la Transition Ecologique et Solidaire alarme ; puis samedi, le préfet assure que la qualité de l’air est à « un état habituel » ; le lundi suivant, le Premier Ministre cherche à tout prix à clore la polémique ; et ce n’est que mardi que la liste des produits brûlés est finalement enfin dévoilée sous pression ; dès lors le mercredi, la ministre des Solidarités et de la Santé admet les difficultés de l’État, et le Premier Ministre confirme que « nous ne savons pas tout »…

Ces premières prises de parole officielles donnent vraiment l’impression que chacun joue dans son couloir et nourrissent le sentiment des populations qu’elles assistent en direct à une incroyable et insupportable cacophonie gouvernementale. Alors que les catastrophes de Seveso, de l’Amoco Cadiz, de Tchernobyl et de AZF sont dans toutes les mémoires, alors qu’un très grave accident vient de survenir, le gouvernement nous donne l’occasion d’assister en direct à un immense pataquès : plus personne, et surtout pas la population choquée, ne sait plus à quoi s’en tenir, ne sait plus qui croire, ne sait plus quoi faire, ne sais plus quoi penser ni quoi dire…

Au lieu de responsabiliser et rassurer leurs concitoyens sous le choc, l’inquiétude, l’impression d’une folle improvisation, le manque de transparence ressenti auront été la marque de ces quelques jours sous pression du gouvernement, alors même qu’un très grave accident venait de se produire…


Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment un tel pataquès est-il rendu possible, en France, en 2019 ?

Il faut savoir que la France compte aujourd’hui 1312 sites « Seveso » parmi lesquels 705 sont classés « seuil haut » et que l’usine Lubrizol de Rouen installée en plein centre ville en faisait partie. L’incendie qui s’est déclaré dans cette usine pose dès lors naturellement beaucoup de questions, notamment sur les conditions de fonctionnement de cette installation et de ses autorisations.

En effet, nombreux sont ceux à avoir été surpris d’apprendre que des autorisations d’augmentation des stockages de matières dangereuses ont très récemment été délivrées à l’usine Lubrizol de Rouen, et ce sans étude de risque et sans évaluation environnementale préalables.

Peu d’entre nous étaient en effet au courant que, en 2018, ce gouvernement a décidé d’assouplir les règles d’autorisation environnementales pour toutes les usines de France classées « Seveso », et que par conséquent, étant donné ces nouvelles règles gouvernementales, le préfet de seine-maritime a pu autoriser par deux fois (en janvier et juin 2019), d’augmenter le stockage de plus de matières dangereuses sur le site de Lubrizol sans qu’aucune étude d’impact environnemental soit faite.

Les conséquences d’une telle autorisation semblent graves dans le cas qui nous préoccupe : en effet, une usine du type de celle de Lubrizol à Rouen, classées Seveso « seuil haut » devrait évidemment être conçue et managée de telle façon que le risque d’un incident majeur soit écarté et que lorsqu’un accident majeur survient (notamment un incendie), il soit possible de le contenir et d’y faire face afin d’empêcher que tout parte en vrille. Or il semble bien, d’après de nombreux experts, que le fait que cet incendie n’ait pas pu être maitrisé à temps soit directement en lien avec la concentration excessive de matières hautement dangereuses sur ce site…

Une autre problématique a beaucoup ajouté à l’incompréhension et à la peur. Alors que normalement l’administration devrait être tenue au courant de façon extrêmement régulière de tout ce qui se passe dans une telle usine classée « Seveso » seuil « haut », le fait qu’il faille un temps infini (5 jours après cette catastrophe majeure) pour rendre publique la liste des produits conservés dans cette usine et la liste de ceux qui ont brûlés n’a rassuré personne. Il en va de même évidemment lorsque le Préfet semble découvrir en public que le toit de l’usine contenait de l’amiante…

Il y a manifestement là des fautes graves, soit par méconnaissance de ce qui se passait réellement sur ce site, soit par volonté de cacher ce que réellement il s’y passait. Car de fait, une mise à jour récente devait forcément avoir eu lieu suite à la demande de l’usine d’augmenter ses capacités de stockage, et dans la mesure où théoriquement, les usines classées « Seveso » seuil-haut sont contraintes par le code du travail de tenir à disposition (notamment des pompiers justement en cas d’incendie) la liste de tous les produits présents sur le site, soit cette liste était disponible dès le jour de l’incendie et le pouvoir n’a pas souhaité la rendre publique immédiatement pour des raisons que nous ignorons encore, soit elle n’existait pas et dans le deuxième cas c’est tout simplement extrêmement grave…

En fait, rien ne semble avoir été fait de façon transparente, ordonnée, précise et technique suite à cet incendie majeur survenu à l’usine Lubrizol.

Plusieurs spécialistes ont en effet pointé la communication consternante du gouvernement et de l’administration en direction des populations afin que celles ci prennent des mesures, se protègent et/ou soient rassurées.

Ils affirment que dans un premier temps, la pollution aiguë (celle qui est toxique tout de suite) aurait dû tout de suite être vérifiée, et les résultats rendus immédiatement publics.

Les mêmes experts affirment également qu’on connait parfaitement, les risques immédiats encourus à manipuler le types de produits entreposés dans l’usine Lubrizol : ce sont à peu près les mêmes que ceux retrouvés lorsque on a une catastrophe type marée noire comme l’Erika ou l’Amocco Cadiz.

Ils affirment qu’il est dès lors totalement irresponsable de ne pas avoir immédiatement informé les populations qu’il y avait un réel et grave danger à nettoyer et manipuler les suies et les dépôts sans protection : suies et dépôts qui, on le sait, sont d’emblée classées cancérigènes par inhalation et par manipulation sans protection.

Une fois ce « premier temps accompli et rendu public, ils affirment que dans un second temps, la pollution « chronique long terme » doit alors être étudiée afin de définir les risques encourus par les populations et que celles-ci devaient assurément être tenues informées du passage à ce « second temps ». Ainsi par exemple, une substance inquiète particulièrement les habitants de Rouen et les experts : la dioxine. Sa présence dans l’air ou dans les suies n’est pas encore confirmée.

Mais, Frédéric Poitou, ingénieur chimiste, s’inquiète déjà sur BFMTV : « Il y a tout le cocktail nécessaire à la formation de dioxines », estime-t-il. Ces substances « cancérigènes créent des problèmes endocriniens ». (…) « À court terme, elles génèrent des brûlures, des tâches brunâtres en général sur la peau, puis des nausées parce qu’elles ont un impact sur le foie. Enfin, à plus long terme, dix ou vingt ans, on voit se développer des pathologies graves. »

C’est très probablement cette absence de communication ordonnée et précise, certes très technique, qui a de fait ajouté de l’incompréhension à la peur, puis de la colère à la peur, au sein d’une population rouennaise qui réclamait et réclame encore, évidemment à juste titre, « juste » la vérité afin de mieux anticiper et se protéger.

Mais la bonne communication, ou son absence, ne font pas tout. Il est apparu en effet que ce gouvernement et son administration seraient peut-être bien inspirés de revoir complètement leur politique en matière de management de ces sites français classés « Seveso seuil-haut ».

Ainsi il faut savoir que sur décision d’Emmanuel Macron et d’Edouard Philippe, les comités d’hygiène, de Sécurité et des conditions de travail ont disparu. Or ces comités au sein des entreprises avaient une importance considérable en matière de sécurité sur les risques encourus par les salariés et les populations.

Il faut savoir également que l’administration a considérablement réduit les moyens et les protections, tant du point de vue humain (500 000 sites industriels, 1 200 inspecteurs en équivalent emplois), que du point de vue du code de l’environnement, et que nous avons bien dans le cas de Lubrizol une préfecture qui semble avoir été victime de ces coups de rabot en matière de baisse du nombre d’inspecteurs et de protections dans le code de l’environnement…

Et là, il devient opportun de nous rappeler aujourd’hui de cette journée de grève de septembre 2018 lancée par le SNIIM, très peu évoquée à l’époque et probablement peu entendue, qui nous avertissait pourtant déjà : « Attention, le risque industriel en France n’est pas assez pris en compte par l’Etat, il manque des moyens suffisants ».


– Alors exigeons peut-être enfin de notre gouvernement qu’il se montre un tant soit peu responsable et conseillons lui de bien se garder de donner l’impression à nos concitoyens que finalement tout est fait en ce monde pour faire le plus plaisir possible à tous ceux qui prônent la croissance à tout prix, ceci souvent au détriment du code de l’environnement et des populations ?

– Exigeons peut-être de lui que tout soit mis en oeuvre pour que nous soyons enfin collectivement prêts à réagir face à un accident industriel majeur ?

– Exigeons peut-être la cessation de la suppression des exigences d’évaluation des risques environnementaux, notamment en cas d’accroissement du stockage par les entreprises de matières dangereuses ?

– Exigeons aussi la fin des réductions des ressources humaines en matière d’inspection d’Etat ?

– Exigeons la fin de la complaisance que l’on observe parfois entre certains pouvoirs et certaines entreprises qui payent des amendes ridiculement basses lorsqu’elles contreviennent à leurs obligations minimales ?

– Exigeons (mais cela va tellement de soi) qu’une enquête administrative sérieuse et transparente soit mise en place, et évidemment que l’indispensable suivi médical continu des populations impactées soit assuré….

– Et rendons-nous peut-être enfin compte qu’il est probablement infiniment urgent d’actualiser l’évaluation des risques de tous les sites « Seveso » et d’associer tous les acteurs (salariés, secours, habitants…) aux protocoles d’intervention en cas d’accident, mais aussi de réfléchir à peut-être organiser le déplacement des sites dangereux hors des zones très densément habitées lorsque ceux-ci sont précisément installés dans des zones urbaines forcément à très forte densité de population.


En ces temps, où le risque terroriste est majeur, en ces temps, où la transition énergétique est largement souhaitée et voulue par nos concitoyens, ayons le courage d’assumer le coût d’une réelle politique de protection de nos concitoyens, mais aussi de l’environnement, et réfléchissons enfin sérieusement à un plan national qui permette de mettre en oeuvre ce mouvement concernant l’ensemble des sites classés « Seveso seuil-haut  » présents sur le sol français.


Pour aller plus loin :

ACTU ENVIRONNEMENT – Lubrizol : le préfet a donné son feu vert à des augmentations de capacités sans évaluation environnementale
https://www.actu-environnement.com/ae/news/lubrizol-rouen-stockage-produits-dangereux-autorisation-prefet-evaluation-environnementale-etude-dangers-34125.php4

LIBERATION – Lubrizol à Rouen : le préfet a-t-il autorisé des augmentations de capacités sans évaluation environnementale ?
https://www.liberation.fr/checknews/2019/10/03/lubrizol-a-rouen-le-prefet-a-t-il-autorise-des-augmentations-de-capacites-sans-evaluation-environnem_1754921

LE MONDE – « Nous avons pris nos décisions seuls » : des habitants de Rouen racontent l’absence de communication après l’incendie
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/10/03/nous-avons-pris-nos-decisions-seuls-a-rouen-des-habitants-racontent-l-absence-de-communication_6014124_3244.html?xtor=EPR-32280629-[a-la-une]-20191004-[zone_edito_2_titre_1]

LE PARISIEN – A Rouen, «les autorités n’ont pas cherché les bons polluants…»
http://www.leparisien.fr/societe/a-rouen-les-autorites-n-ont-pas-cherche-les-bons-polluants-27-09-2019-8161539.php?fbclid=IwAR0JjVfigJKGR3Xcay-OEm_uABgaOwK1BVM96m1Ox47fPK31EIZqtAMthRQ)

CLÉMENT VIKTOROVITCH – Sur l’usine Lubrizol à Rouen, le Ministre de l’Agriculture nous donne une belle leçon de rhétorique : l’art de parler fort… sans rien dire !
https://twitter.com/clemovitch/status/1179279156049252357

LIBERATION – A Rouen, une colère noire
https://www.liberation.fr/debats/2019/09/30/a-rouen-une-colere-noire_1754516?utm_medium=Social&utm_source=Facebook#Echobox=1569854398

LE MONDE – « On veut la vérité, on ne veut pas crever » : après l’incendie de Lubrizol, les Rouennais en colère
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/10/01/apres-l-incendie-de-lubrizol-les-rouennais-exigent-des-reponses-claires_6013701_3244.html?utm_medium=Social&utm_source=Twitter#Echobox=1569909954

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *